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Occident express 133

David Laufer
La Nation n° 2287 5 septembre 2025

C'est l'histoire d'une belgradoise dans la soixantaine. Une histoire extraordinaire et banale. Comptable d'entreprise dans la Yougoslavie agonisante, elle se retrouve un jour sans emploi et se met à faire des ménages pour nourrir ses deux enfants. Au bout de plusieurs années d'un travail harassant, les hasards de la vie se décident à lui offrir un peu de répit. Sans l'avoir demandé ou rêvé, et sans bourse délier, elle se retrouve d'un seul coup propriétaire de deux appartements au centre de la ville. Autrement dit un bon demi-million d'euros, alors que son salaire se mesure en centaines. Dans une telle situation, toute personne un peu sensée vendrait ou louerait ces appartements, ou l'un des deux pour vivre dans l'autre. Et toute personne vraiment sensée cesserait immédiatement de nettoyer les appartements des autres pour un salaire de misère. Pas cette femme, pas en Serbie. Car elle a deux filles. Elle donne illico ses appartements à celles-ci et ne conserve pour elle et son mari qu'un bout du plus grand des deux logements, littéralement une chambre de bonne. Et elle continue à faire ses ménages pour ne surtout pas peser sur les finances de ses filles – qu'elle vient de doter d'un héritage dont personne n'aurait pu rêver. Et bien évidemment elle fait également office de baby-sitter pour ses petits-enfants, pendant que ses filles travaillent pour gagner ce que leur mère leur a déjà payé. Me reviennent alors en mémoire les repas durant lesquels ma belle-mère, voyant que son petit-fils a terminé son assiette, lui offre immédiatement de terminer la sienne. Nous sommes ici dans une culture patriarcale et communautaire, mais surtout dans une culture de survie. La famille doit rester groupée, c'est le premier point. Peu importe les rapports bons ou mauvais qu'entretiennent frères, sœurs, parents et enfants. Dans un pays où l'Etat n'offre aucune garantie, la famille est la seule solidarité tangible. Car rien n'importe plus que ce que l'on peut toucher. Un dinar aujourd'hui l'emportera toujours sur deux dinars demain. Le rôle des parents n'est donc pas tant d'éduquer que de prévenir de la faim et du froid. On se sacrifie matériellement pour ses enfants sans hésiter, comme si ce bol de soupe était le dernier, comme si l'ennemi était sur le point de conquérir la ville, comme si la famine avait déjà décimé la moitié du village. C'est le mystère et le malheur des structures familiales et sociales, qui évoluent bien plus lentement que l'histoire. Aujourd'hui, la Serbie offre à ses citoyens des opportunités économiques que les plus de cinquante ans ne pouvaient pas concevoir. C'est pour cela que l'histoire de cette femme est banale. J'observe cela partout autour de moi: des parents qui ont vécu la dislocation de la Yougoslavie mais aussi des privations et des crises pendant des décennies et qui, machinalement, sans réfléchir, mus par des obligations séculaires, sacrifient ce qu'ils n'ont pas pour des enfants qui ont déjà bien plus qu'eux-mêmes n'ont jamais eu. J'ai souvent entendu dire, car je ne l'ai jamais connue, que la faim est le dernier cercle de l'enfer, le pire état de la misère humaine car elle ramène l'homme à son état de bête. C'est le drame de la culture de la survie, qui ne peut et ne sait considérer que le matériel et l'immédiat, sacrifiant ainsi tout projet à long terme, toute épargne, toute valeur immatérielle. Toutefois, considérant le monde qui vient, issu moi-même d'une culture d'abondance et de culture, il m'arrive de me demander qui, de mes voisins ou de moi, est le mieux équipé pour affronter l'avenir.

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