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Ferdinand Lecomte, ou la quête du feu

Jean-Philippe Chenaux
La Nation n° 1941 18 mai 2012

Sous le titre Ferdinand Lecomte (1826-1899), un Vaudois témoin de la Guerre de Sécession, la Bibliothèque historique vaudoise, dirigée par Antoine Rochat, vient de consacrer son cent trente- sixième volume à un personnage attachant et pour le moins haut en couleurs: celui qui créa la Revue militaire suisse et dirigea la Bibliothèque cantonale avant de terminer sa course comme chancelier de l’Etat de Vaud. Il s’agit d’un mémoire de licence qui a été justement récompensé par le Prix de la Faculté des lettres et par le Prix de français de la Société académique vaudoise. Son auteur, David Auberson, est un jeune historien indépendant, qui a déjà collaboré à plusieurs publications touchant à l’histoire militaire, culturelle et politique dans le Pays de Vaud et en Suisse. Il n’appartient à aucune école spécialisée dans la révision des «mythes» de notre histoire et, sous sa plume, le colonel Lecomte ne subit pas le sort odieux réservé au général Guisan par toute une kyrielle d’historiens-procureurs. Du même coup, il épargne au lecteur une phraséologie truffée de «discours» d’«acteurs» appartenant à une «élite» forcément «réactionnaire». Son récit, servi par un style limpide et dépouillé, nous entraîne de Constantinople aux confins du Far West sans jamais nous lasser. La préface de Jean- Jacques Langendorf et une riche iconographie confèrent une aura supplémentaire à ce travail d’historien rigoureux.

Curieusement, on ne trouve pas une seule ligne sur Lecomte dans les douze volumes de la prestigieuse Encyclopédie illustrée du Pays de Vaud; et c’est seulement une demi-ligne qui lui est consacrée dans Honneur et fidélité, la monumentale histoire du Service étranger de Paul de Vallière. Il existe bien un court mémoire de licence de Nicole Jaton consacré à Lecomte, mais il traite principalement de sa correspondance avec Edgar Quinet. Comble de malchance, dans l’ouvrage consacré aux Ecrivains militaires vaudois, on vieillit Lecomte d’une année en le faisant naître en 1825…

Depuis le colloque de 2007 organisé par le Cercle démocratique de Lausanne en collaboration avec le Centre d’histoire et de prospective militaires de Pully, on connaît mieux le parcours de ce grand oublié du XIXe siècle; ont contribué à cette meilleure connaissance les renseignements biographiques communiqués par Guy Le Comte, arrière-petit-fils du colonel, la très substantielle contribution d’Olivier Meuwly sur «l’un des piliers du radicalisme vaudois» et l’hommage rendu par Gilbert Coutaz au chancelier de l’Etat de Vaud; il faut aussi mentionner la piquante évocation du collaborateur du journal satirique La Guêpe, par Georges Andrey, celle du fondateur et directeur de la Revue militaire suisse, par son lointain successeur Hervé de Weck, celle de l’analyste des guerres européennes de la seconde moitié du XIXe siècle, par Jean-Jacques Langendorf, et celle de l’officier suisse face à la menace militaire française et la question des fortifications vers 1880, par Dimitry Queloz. Lors de ce colloque, David Auberson a aussi parlé du biographe du général Jomini, David von Felten de la participation de Lecomte à la Guerre de Sécession et Nicolas Gex de son amitié, née aux Etats-Unis, avec les Orléans; un travail de défrichage bien utile, qui invitait à de nouvelles recherches.

Aujourd’hui, David Auberson revient sur les tribulations américaines du journaliste- colonel en les replaçant dans leur contexte politique, socio-économique et religieux. Il puise abondamment dans les lettres adressées par Lecomte à Jomini, son mentor, ainsi que dans les journaux de voyage et les notes personnelles rédigés au cours de ses deux voyages américains. Les Archives fédérales et des sources anglo-saxonnes ont aussi été mises à contribution. La Grande Loge Suisse Alpina, elle, a refusé d’ouvrir ses archives au jeune historien; mais selon des recherches menées à la fin des années 60 par Nicole Jaton, Lecomte, fervent chrétien, n’a jamais été initié, contrairement à plusieurs de ses amis radicaux.

Comme le relèvera le Journal de Genève à son décès, Lecomte est bien «le seul de nos divisionnaires qui ait pris activement part à une guerre». Surnommé par Jomini le «petit Tite-Live du XIXe siècle» – n’a-t-il pas consacré une vingtaine d’ouvrages aux conflits européens de son temps? –, cet historien et chroniqueur militaire n’a qu’une idée en tête: humer l’odeur de la poudre sur un champ de bataille. Mais que d’obstacles et d’occasions manquées avant d’atteindre ce but! Le bourgeois de Saint-Saphorin sert dans la garde civique lausannoise au lendemain de la révolution radicale de 1845, sans avoir à tirer un coup de feu. Lors de la guerre du Sonderbund, il est sergent dans une batterie de volontaires: las, Dufour l’empêche de combattre en mettant rapidement un terme au conflit. Il s’enrôle alors dans la Légion helvétique romande créée pour soutenir les Lombards dans leur lutte contre l’Autriche. Pas de chance! Le gouvernement provisoire milanais a le mauvais goût de décommander les volontaires suisses au moment où ils s’apprêtent à franchir le Simplon. On le trouve ensuite dans la Légion anglo-suisse formée pour combattre en Crimée. Rebelote: la très rapide conclusion des opérations militaires l’empêche de rejoindre son régiment en formation à Smyrne. S’il participe à la campagne du Rhin lors de l’«affaire de Neuchâtel», c’est, encore un coup, sans en tirer un. Qu’à cela ne tienne: il se rend à Istanboul pour y diriger le Journal de Constantinople et, horresco referens, envisage de s’engager dans l’armée ottomane; son supérieur hiérarchique, le colonel fédéral Veillon, l’en dissuade énergiquement. Retour à la case départ. Lors de la guerre italo-franco-autrichienne, il décroche le poste d’observateur militaire auprès de l’état-major de Victor-Emmanuel. Caramba, encore raté! Il ne peut s’enrôler dans l’armée italienne puisque celleci n’engage pas de volontaires étrangers.

Survient la Guerre de Sécession. Le major vaudois se déclare immédiatement unioniste et offre ses services à Washington. C’est en qualité d’observateur militaire de la Confédération helvétique qu’il accompagne par deux fois, en 1862 et 1865, l’armée fédérale américaine. Il participe d’abord à la campagne du Potomac dans l’état-major de MacClellan, apprenant «à faire la cuisine sans rations, à galoper sans crainte devant des locomotives et à brûler des maisons pour se chauffer les pieds». Il connaît enfin son baptême du feu en avril 1862 et n’a finalement à déplorer, en Virginie, qu’«un coup de pied de cheval». Le Conseil d’Etat vaudois le rappelle à Lausanne. Début 1865, il se décide à rejoindre l’armée nordiste. Cette fois, il sert dans l’état-major de Grant. A l’issue d’une campagne de cinq jours, il est l’un des premiers Blancs à pénétrer dans Richmond, la capitale du Sud. Il se réjouit «d’être tombé tout juste au moment décisif, pour la vendange [sic], comme les partisseurs de Payerne sur leur Montagny».

Evoquant l’évolution des relations helvético-américaines, Daniel Auberson relève l’«idéologisation» à outrance de la guerre civile américaine par les radicaux. Les principes universalistes comme la liberté, l’unité nationale ou l’égalité l’emportent sur toute autre considération. Chez Lecomte, la motivation première est l’abolition de l’esclavage, cette «abominable institution qui fait honte à la civilisation et aux sentiments chrétiens». L’ardent fédéraliste vaudois doit mettre temporairement de côté ses convictions sur la politique intérieure suisse. Après la guerre de Sécession, il se rendra sur le terrain des opérations menées contre les Sioux. Non sans courage, il dénoncera cette fois la colonisation des terres indiennes et les massacres commis par l’Union, qualifiant les méthodes utilisées de «système d’extermination» et d’«oeuvre de destruction […] méthodiquement organisée sur une vaste échelle, officiellement et officieusement, à tous les étages».

Lecomte regagnera la Suisse avec une précieuse expérience de la guerre; on lui doit notamment des rapports sur l’état de l’armement outre-Atlantique, l’engagement de l’artillerie, de l’infanterie et même des forces navales dans un conflit, les avancées dans la chirurgie de campagne. Il dénoncera aussi les dangers de l’immixtion du politique dans les affaires militaires.

Sa fidélité aux doctrines professées par Jomini, son opposition à la centralisation militaire et son hostilité déclarée à la germanisation de notre armée à la fin du XIXe siècle expliquent sans doute le désintérêt manifesté à l’égard de Lecomte pendant plus d’un siècle. On saura gré aux organisateurs du colloque de 2007 et, aujourd’hui, à David Auberson, d’avoir enfin tiré de son purgatoire ce parent pauvre de la recherche universitaire.

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