Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Juvenilia CVIII

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 1941 18 mai 2012

Pour faire passer une œuvre littéraire ancienne auprès d’adolescents, l’aimer et être convaincu de sa valeur sont des conditions nécessaires. C’est une naïveté de penser qu’elles sont suffisantes. Je suis donc assez naïf pour avoir cru que les quatre premiers livres des Confessions de Rousseau pourraient intéresser les élèves d’une classe de 9e année. J’avais saisi l’occasion du tricentenaire pour aborder le XVIIIe siècle hors des chemins habituels (Voltaire, Montesquieu…), espérant qu’ils découvriraient chez Jean-Jacques une sorte de frère aîné. L’action se passe dans un paysage connu; le protagoniste, épris de liberté, expose ses tourments et ses contradictions avec sincérité. Il développe dans ces pages de jeunesse une extraordinaire vitalité, se défend avec assez de succès contre l’adversité. Ce livre, qu’on peut lire comme une sorte de roman de formation, les ennuya, et j’en fus bien dépité. Le premier écueil, surprenant, fut la langue. Cette prose si naturelle, parfois même un peu brouillonne, une des plus belles de notre langue, si proche de nous – je photocopiai des manuscrits pour qu’ils palpent de manière sensible le travail de l’écrivain – les rebuta: c’était trop difficile. Cette raison invoquée me parut secondaire: ces élèves sont intellectuellement capables, et s’il s’agit de fournir un effort productif, ils ont des ressources inépuisables. Je cherchai d’autres causes. Malgré la pornographie ambiante, les adolescents sont à un âge très pudique, et Rousseau porte un regard indiscret d’homme mûr sur son enfance et sa jeunesse et cela crée un trouble. Mais la raison profonde de leur désaffection, celle dont ils n’ont même pas conscience, est ailleurs: Rousseau est un anarchiste, et eux sont épris d’ordre. Chaque fois qu’ils ont l’occasion de s’exprimer sur leur avenir, il est composé d’un «bon métier» et d’une famille stable. Un type qui quitte sa ville natale à seize ans sur un coup de tête et part à l’aventure n’est pas un modèle pour eux. Une génération morale.

Par contraste, je m’attendais à aborder Le Cid de Corneille comme une version latine, c’est-à-dire une traduction. Or ils commencèrent par s’extasier qu’on pût écrire toute une pièce de théâtre en alexandrins. L’un d’eux exprima sa satisfaction d’étudier un texte qu’il n’aurait pas idée de lire en privé. On s’étonna de rencontrer des expressions connues: «Ô rage, ô désespoir…», «Aux âmes bien nées, la valeur n’attend pas le nombre des années.» Marc tomba amoureux de ces deux vers, qu’il récitait à tout propos: «Nous partîmes cinq cents, mais par un prompt renfort, nous nous trouvâmes deux mille arrivant au port.»

– C’est la réplique culte de la pièce. J’adore!

Quand nous prenions la mince plaquette de la célèbre tragi-comédie pour la lecture en classe, il la saisissait à deux mains, l’embrassait et la brandissait comme un trophée sportif.

On se bat pour obtenir la lecture des rôles. Eugène s’agite pour jouer le roi don Fernand. Il triomphe:

– Yes I am the king!

Annie sollicite d’être Chimène. Nicolas, son voisin plaide sa cause:

– Donnez-lui le rôle, c’est tout à fait elle: jeune, jolie… et soûlante!

C’est vrai qu’à la fin de la pièce, Chimène tarde à céder à Rodrigue. Elle devient lassante. Annie défend sa cause avec passion et prend la classe à témoin:

– Vous croyez que c’est facile d’épouser l’assassin de son père, quelques jours après sa mort? Essayez de vous mettre à sa place! Vous n’y comprenez rien.

Luisa imagine une fin romantique pour résoudre la situation inextricable des héros:

– Ils devraient aller sur une falaise, s’embrasser et sauter ensemble.

Les héros sont jeunes et sportifs. Les adultes, parfois égoïstes, défendent des valeurs sûres. Une pièce morale.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*



 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: